Un avertissement de Marek Edelman

Marek Edelman • 12 janvier 1993

« Puisse le meurtre ne pas devenir titre de gloire. »

En complément de la Conférence de Jean-Charles Szurek chez LdJ le 16 avril 2013 et à la Lettre de LdJ n°121, il nous a semblé intéressant de publier ce texte de Marek Edelman écrit à l'occasion du 50ème anniversaire de l'Insurrection du Ghetto de Varsovie.

Marek Edelman est mort en 2009. Quelques-uns de nos amis de LdJ avaient pu le rencontrer chez lui à Lodz en 2007. Nous mettons donc une des photos qu'ils avaient prises lors de cette rencontre en prologue à son texte.


L'Europe du crime et de l'indifférence

par Marek Edelman


Un demi-siècle s'est écoulé depuis l'insurrection du ghetto de Varsovie, depuis l'extermination de sa communauté juive. En neuf mois, un demi-million de personnes furent tuées. Ces hommes, ces femmes, ces enfants et ces vieillards, appartenant à un peuple depuis des siècles établi en Europe, périrent uniquement parce qu'ils appartenaient à ce peuple et à cette religion.

L'Europe, berceau de la culture et de la civilisation moderne ; l'Europe dont la pensée, la science et l'esprit ont rayonné au cours des siècles sur tous les continents; l'Europe qui a créé une civilisation magnifique, dont le savoir, le rationalisme et l'humanisme ont rendu possible l'évolution de la conscience humaine ; l'Europe qui << a su immobiliser le Soleil et mettre la Terre en mouvement 1 » . Cette même Europe, librement / de son plein gré, dans un moment de délire, a inventé au début du XX• siècle le système totalitaire.

Cette même Europe a perfectionné ses acquis et ses techniques, a employé des physiciens, des chimistes, des économistes et des fonctionnaires pour mettre sur pied une organisation scientifique du meurtre. Le génocide, devenue une nouvelle idéologie, était pourtant perçu comme un crime, même par ses propres auteurs qui en effaçaient méticuleusement la moindre trace. Le génocide marque l'échec de vingt siècles de progrès de la civilisation et de l'idée que la liberté est un droit inaliénable de tout être humain.
 
Pour qui est né après la Seconde Guerre mondiale, ces événements vieux d'un· demi-siècle sont comme des histoires de loups-garous. Cependant le message par lequel s'achève le compte rendu de ces événements, et qui ne devait être que symbolique, est devenu d'actualité.

Il faut rappeler que la défense du ghetto de Varsovie n'avait rien d'inattendu. Elle était la suite logique de quatre années de résistance d'une population enfermée dans des conditions inhumaines, humiliée, méprisée, traitée, selon l'idéologie des vainqueurs, comme une population de sous-hommes. Malgré ces conditions dramatiques, les habitants du ghetto ont, dans la mesure du possible, organisé leur vie selon les plus hautes valeurs européennes. Alors que le pouvoir criminel de l'occupant leur refusait tout droit à l'éducation, à la culture, à la pensée, à la vie, voire à une mort digne, ils ont créé des universités clandestines, des écoles, des associations et une presse. Ces actions, qui engendraient la résistance contre tout ce qui menaçait le droit à une vie digne, ont eu pour conséquence l'insurrection. L'insurrection était l'ultime acte de lutte contre la barbarie et pour la sauvegarde de la dignité.

A l'époque, le monde de la démocratie et du progrès resta indifférent à ce génocide déshonorant non seulement les meurtriers mais aussi tous ceux qui, passivement et sans émotion, assistaient au crime. Tous ceux qui en avaient connaissance, qui savaient bien qu'à leur tour ils pouvaient être menacés, mais agissaient comme si ce crime n'avait pas lieu.

Un demi-siècle s'est écoulé. On pourrait croire qu'il n'est plus nécessaire d'en parler aujourd'hui. On pourrait le croire, si, sous les yeux de l'Europe, des gens ne continuaient à périr dans des conflits idéologiques, religieux et raciaux, dans des querelles et des luttes d'intérêts politiques et économiques. Après l'effroyable drame de la Shoah, la civilisation européenne a, au cours des dernières décennies, assisté aux génocides du Biafra et du Cambodge... Passive et impuissante, elle regarde aujourd'hui les milliers de gens tués, en son sein même, par la faim, le froid et la guerre dans l'ancienne Yougoslavie, elle assiste à la destruction des traces matérielles de sa vieille culture.

L'Europe se comporte comme ce promeneur du dimanche qui faisait du manège près du mur du ghetto alors que, de l'autre côté, des gens mouraient dans les flammes. Indifférence et crime ne font qu'un. C'est pourquoi nous devons nous souvenir de ce manège, de ces flammes, et de ces insurgés qui, après toutes ces années, réussiront peut-être à attirer l'attention du monde sur le génocide.

Puisse cet avertissement nous protéger de l'échec de la civilisation, de l'humanité, du progrès. Puisse l'homme ne pas détruire son espèce. Puisse le meurtre ne pas devenir titre de gloire.


Varsovie, janvier 1993

* Jan Nepomucen Kaminski (l777-1855)

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