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Marranes et marranisme

Danièle Weill-Wolf • janv. 19, 2021

Charles Leselbaum,

Maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne

Charles Leselbaum est né à Oran, ville où la langue espagnole était souvent présente. Ses études secondaires terminées, c’est en Sorbonne, alors Faculté des Lettres, qu’il entreprend sa formation d’hispaniste et à l’issue de ses études supérieures, il obtient un poste de lecteur à l’Université de Madrid : il y enseigne le français pendant quatre ans et confie que ce séjour lui fut précieux pour l’approfondissement de la langue. Il revient à la Sorbonne comme Assistant d’abord, puis Maître de conférences.


Le théâtre espagnol du XVIIème (Lope de Vega, Tirso de Moliria, Calderon) constitue un de ses centres d’intérêt, sans compter la direction d’un centre de formation pour jeunes hispanisants et sa participation active dans l’équipe qui créera le Centre d’études catalanes de la rue du Bourg-Tibourg.



La convivialité, la pédagogie et l’humour ont présidé à cette soirée au cours de laquelle Charles Leselbaum nous a entraînés à la découverte – ou redécouverte des Marranes, et du marranisme.


Qui étaient les marranes ? L’étymologie la plus commune est celle de l’espagnol « marrano » , qui signifie cochon, terme dérivé de l’arabe « muharram » : ce qui est « rituellement interdit », (en référence à la prohibition de la viande de porc des religions juive et musulmane). Quelle qu’en soit l’origine, l’aspect péjoratif du terme est évident, corroboré par d’autres appellations rencontrées dans cette région.


La présence des Juifs remonte à l’époque phénicienne et leur histoire semble relativement paisible jusqu’à la christianisation de la monarchie wisigothe qui entreprend de les persécuter, de les contraindre au baptême. Leur soutien à l’invasion musulmane n’est donc pas étonnante et ils bénéficieront du statut de protégés (dhimis) dans l’Espagne devenue musulmane. Sans être traités en égaux des adeptes du Coran ils peuvent développer leurs activités… tout en payant la dime. Ils sont libres de posséder terres et maisons, de voyager et s’organisent en communauté « aljamas » : c’est le premier âge d’or pour les Juifs dans cette Espagne musulmane. Un judaïsme qui coexiste avec le christianisme et l’islam (711).


Le second âge d’or correspond à la présence des Juifs en terre chrétienne (reconquista dès 801) avec la prise de Barcelone et - scellée dès 1085 - par la victoire des chrétiens à Tolède. Les rois catholiques s’appuient sur les Juifs dans leur entreprise de reconquista, utilisant leurs talents de traducteurs (l’école de Tolède fait autorité), de diplomates, de financiers, et de médecins.


Cependant la pression de l’église se fait de plus en plus forte et met fin à l’âge d’or. Débute alors l’entreprise de christianisation par conversion des « infidèles » menée à la fois sur le plan théologique et par des pressions politiques. Les Juifs ne sont tolérés par l’église que dans l’espoir de leur conversion. Sur le plan politique, les haines antijuives s’affirment et progressent dans toute la péninsule. En 1328, la Navarre est le théâtre d’exactions et de véritables pogromes. En 1348, sanglantes émeutes à Barcelone qui mettent à mal la communauté. De 1355 à 1366 : guerre civile en Castille ; en 1391 : pogrome de Séville suivi de mouvements similaires dans toute l’Espagne. La terreur conduit à des conversions en masse. C’est l’apparition de la première vague de Marranes (pratique d’un judaïsme caché).


La synthèse entre violences politiques et pressions théologiques est réalisée en Castille en 1412, par les lois de Aylon (isolement des Juifs dans des quartiers, port de vêtements d’infamie, interdiction d’exercer de nombreuses professions). Toutes ces mesures leur sont imposées dans l’espoir de les faire désespérer de leur fidélité à leur religion. En 1413-1414, la conférence de Tortosa oppose rabbins et autorités théologiques de l’église. Devant le refus des Juifs d’abjurer leur foi, ces autorités décident de passer à des mesures coercitives. Et c’est désormais le problème des « conversos » qui devient la préoccupation majeure de l’église et le thème dominant de la haine antijuive, qui de religieuse devient raciale. En 1414, les premiers statuts de pureté du sang sont promulgués à Saragosse. Des émeutes anti-juives et anti-conversos ensanglantent Tolède (1448).


Une politique plus répressive à l’égard des communautés juives se met en place. C’est le début des conversions forcées, sous la houlette du Grand Inquisiteur, Tomas de Torquemada, politique qui culmine avec le décret de l’Alhambra, du 31 mars 1492 donnant aux Juifs le choix entre… la conversion ou l’exil (donc l’abandon de leurs biens sur place, au profit de l’Inquisition et des autorités royales). Plusieurs milliers de Juifs seront exécutés pour marranisme (réel ou supposé). Mais l’histoire du judaïsme espagnol n’est pas finie pour autant. Il continuera à vivre en diaspora et à l’intérieur même de la péninsule, sous une forme occulte.


Après le décret de l’Alhambra, de nombreux Juifs se réfugient au Portugal rejoignant leurs coreligionnaires déjà présents dans le pays. On estime particulièrement importante la proportion de Juifs dans la population (environ 10 %). Mais dès 1496-1497, la politique royale du Portugal s’aligne sur celle de l’Espagne. Le roi leur donne le choix entre le baptême ou l’exil, mais la plupart sont contraints… au baptême, augmentant le nombre de « cristados novos » (nouveaux chrétiens) expression qui prévaut sur celle de « conversos » ou « marranos ». Conversions en surface car les Juifs continuent, en secret, la pratique d’un judaïsme.


D’autres fuient, vers le Sud de la France (notamment à Bordeaux et Bayonne) mais aussi en Italie, dans l’Empire ottoman ou les villes du nord-ouest de l’Europe avec lesquelles les relations commerciales portugaises étaient actives. C’est dans ces villes (Anvers, Amsterdam, Hambourg, Londres) que se constituèrent les grandes communautés sépharades aux XVIème et XVIIème siècle. De même aux Antilles, au Suriname et dans les colonies d’Amérique du Nord, où l’on retrouve des implantations marranes.


Charles Leselbaum nous apprend que ce sont les femmes qui transmettent l’histoire de leur origine aux enfants (lorsqu’ils sont capables de garder le secret, aux environs de 13 ans), que les fêtes importantes sont pour eux, la fête d’Esther, correspondant à leur vécu, Pâque, (ils essayent de fabriquer du pain azyme), ils jeûnent à Kippour, et célèbrent la cérémonie du Rosh Hodesh. De même le porc est proscrit. Toutefois, sans contact avec le reste de la communauté juive et privés de rabbinat, leurs pratiques religieuses ont mêlé éléments juifs et catholiques et leur calendrier s’est difficilement perpétué ! Certaines spécialités culinaires du nord-est du Portugal auraient une origine crypto-juive (les « alheiras » et « farinheiras », saucisses à base de volaille ou de gibier additionnées de farine ou de pain de mie)… Tout ceci permettant de conserver des coutumes kasher.


En 1929 un ingénieur Allemand, découvre Belmonte. Une tentative de re-judaïsation de la communauté de Belmonte a eu lieu. Elle a rencontré un écho auprès des plus jeunes mais échoué auprès des personnes plus âgées, attachées à la tradition syncrétique crypto-juive forgée dans la clandestinité (les derniers marranes du Portugal).
L’émigration des nouveaux chrétiens portugais est à l’origine des marranes du Nord-Est du Brésil lesquels, contraints au secret, ne sont sortis de l’ombre que dans le courant des année 1980.


Les « marranes », qu’ils soient d’Espagne ou du Portugal vont avoir une influence considérable sur le mouvement des idées. En particulier dans tous les mouvements d’avant-garde du catholicisme parce qu’ils ont gardé un esprit critique. On les retrouve parmi les érasmismes, les philosophes, les écrivains, les auteurs de romans picaresques…


Charles Leselbaum termine ce riche exposé en appelant notre attention sur le livre de Yirmiyahu Yovel, écrivain israélien (1) dont la conclusion nous donne « quelques » aspects saisissants de la richesse de l’apport du marranisme à la civilisation occidentale. Qu’on en juge : ils ont été favorables à l’instabilité culturelle et religieuse, à l’effondrement des traditions de légitimation, en désaccord avec le développement du mode de vie de la société ; pour le scepticisme religieux, le rationalisme, les tendances à l’universalisme, l’instauration d’un nouveau système de valeur où l’honneur de la personne découle de son initiative et de son accomplissement plutôt que de son origine, l’opposition au rôle de la religion en tant que système de pouvoir coercitif et instrument politique de l’état ; pour la protection de la religion qui devient une affaire intime ; ils revendiquent de nouvelles libertés (commerce, religion) ; ils s’opposent radicalement à la théologie politique de l’Inquisition ; ils prônent la liberté de croyance et de conscience (relevant de la sphère privée), la construction du « moi », une idée plus ample de la civilisation humaine, une sensibilité aux différences, une estime particulière de l’acquisition du savoir et des biens intellectuels considérés comme une fin en soi, etc., etc.


Cette énumération – pour stupéfiante qu’elle soit – n’est cependant pas exhaustive !


A la fin de la conférence, Charles Leselbaum se prête de bonnes grâces aux questions – souvent pertinentes – d’un auditoire attentif et intéressé.



Danièle Weill-Wolf


 

(1) « L’Aventure marrane, judaïsme et modernité », de Yirmiyahu Yovel, édit. du Seuil ; traduit par B. Borne

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