Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah
La rédaction • 15 janvier 2013
Le 15 Janvier dernier, s’est déroulée au cinéma l’Entrepôt, en présence du réalisateur Kamal Hashkar, la projection de son film suivie d’un débat.
Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah
(2011, Les Films d’un Jour)
Deux associations étaient à l’initiative de ce projet: d’une part, l’AJMF (Amitié Judéo-Musulmane de France)
connue par son bus qui sillonne les routes de France pour promouvoir une cohabitation sereine entre Juifs et Musulmans; et d’autre part « Parler en Paix
», qui propose l’apprentissage parallèle de l’arabe et de l’hébreu. Ces deux associations ont regroupé leur énergie pour cette soirée, ce qui a porté ses fruits puisque la salle a affiché complet. Les deux communautés juive et musulmane étaient représentées, en proportions difficiles à évaluer ; l’ambiance était conviviale et animée,
beaucoup se connaissant déjà et se retrouvant à cette occasion.
Le réalisateur, Kamal Hashkar :
Kamal Hashkar a une « double casquette », puisqu’il est aussi bien réalisateur qu’historien. Interviewé lors d’un récent Colloque au Centre Communautaire, il a répondu qu’il lui était difficile de dire laquelle de ces deux qualités primait sur l’autre. C’est davantage une conjugaison des deux qui a abouti à cette recherche filmée d’une mémoire partagée entre Juifs et Musulmans, à partir de témoignages pris dans la vie quotidienne. Il cherche à comprendre « comment les deux communautés partageaient leur quotidien » et souhaite « surtout réveiller une mémoire refoulée », partant du constat qu’aujourd’hui encore, « les Musulmans n’ont toujours pas compris les raisons du départ des
Juifs ».
D’emblée, K.H. s’implique physiquement et oralement dans le film. Il part de sa recherche identitaire : est-il « marocain, berbère, musulman, arabe, français ? », jusqu’à en faire le fil conducteur de son cheminement mental et physique à travers les rues de la ville, souvent en compagnie de son grand-père qu’il tient main dans la main, comme une transmission culturelle et affective à ne pas lâcher.
Né à Tinghir, K.H., rejoignant son père arrivé depuis peu, est un enfant d’immigré arrivé en France avec sa mère en 1968, alors qu’il avait six mois. K.H. se questionne sur son identité comme « la question qui se pose à tous les enfants d’immigrés : ni d’ici, ni de là-bas ; la seule chose que je savais, c’est que je venais d’un ailleurs ».
Il se dit être en exil et se vit comme tel : « c’est dans l’exil que je me suis construit ». Mais est-il réellement en condition d’exil, lui qui est toujours revenu sur le sol natal chaque été et garde encore aujourd’hui des liens familiaux, ses grands-parents, comme nous le voyons dans le film? Son père, nous l’apprenons à la fin du film, est retourné sur sa terre natale, après avoir acheté une ferme. Si K.H. souffre de la séparation alors qu’il retourne chaque été avec ses parents à Tinghir, qu’en est-il pour toutes ces familles juives parties avec un passeport « spécial », inventé pour l’occasion et qui ne donne pas droit à réinstallation sur le sol natal marocain ?
Quoiqu’il en soit, c’est à partir du ressenti nostalgique de sa séparation d’avec la terre marocaine qu’il questionne l’exil des 250.000 Juifs partis entre 1950 et 1964. Si lui-même souffre de la séparation d’avec cette terre natale (souffrance exilique apparaissant plus en écho à celle de son père qui a toujours gardé l’espoir d’un retour au cœur de l’Atlas marocain), il cherche à savoir ce qu’il en a été pour cette communauté juive dont il ne reste plus personne aujourd’hui à Tinghir.
Cette démarche est l’aboutissement de rencontres faites au sein de l’association « Parler en Paix », auprès de qui, dans une première démarche, K.H. a appris l’hébreu, l’ajoutant à ses langues maternelles arabe et berbère, dans une volonté de dialogue intercommunautaire.
Les relations entre Juifs et Musulmans :
Le film présente les témoignages collectés au cours de plusieurs voyages en Israël, de Juifs d’origine marocaine - et de leurs descendants israéliens de naissance, qui ont quitté la région berbère de Tinghir et ses environs pour Israël des années 50 jusqu’en 1964, en écho à ceux de leurs anciens voisins musulmans restés dans les villages d’origine, avec, notamment, un album de photos prises au Maroc, dont l’une présente une jeune femme qui sera reconnue par Aïcha, une de ses amies juives, à Jérusalem 50 ans plus tard.
Parti à la recherche de ses racines, le réalisateur a recueilli des témoignages sur la vie commune de ces autochtones berbères, juifs et musulmans (ses triples racines?), dans ces villages et principalement à Tinghir, pendant la période qui a précédé ou chevauché celle du départ des Juifs (à partir de 1948). Ainsi est évoqué, à travers plusieurs allers-retours entre Tinghir et Jérusalem, le passé commun des deux communautés aux deux langues communes, le berbère et l’arabe.
La démarche du réalisateur se fait à partir d’une approche affective, questionnant son grand-père et d’autres hommes de sa génération, à Tinghir. Ils lui montrent les emplacements des magasins de la ville situés dans le Kissariat (le centre, situé dans le bas de la ville) et qui, hormis 3 magasins, étaient tous tenus par des marchands ou des artisans juifs. Ils font état d’une cohabitation cordiale : « on allait les uns chez les autres » entre marchands. Les commerçants musulmans revenaient de Marrakech en camion et revendaient leurs marchandises aux commerçants juifs. Ils font état de relations de confiance, terme plusieurs fois employé, entre les deux communautés. Un exemple est donné : l’argent était rendu sans problème par les jeunes marchands musulmans lors d’échanges commerciaux. Ensemble, ils buvaient le thé et jouaient aux cartes.
Le grand-père de K.H. affirme que les Musulmans étaient plus fragiles économiquement. Comment se fait-il dans ce cas qu’ils aient pu racheter toutes les boutiques et beaucoup de maisons juives avant le départ des Juifs? Etaient-ils si fragiles économiquement, ou bien faut-il comprendre que les commerces ont été rachetés à des prix très inférieurs à leur valeur effective ? Toutefois, cette vente des commerces et des habitations juives, faite en toute légalité avec papiers à l’appui, montre que les Juifs, bien que partis dans une certaine précipitation relatée ensuite, n’ont pas été expulsés.
Le réalisateur est filmé en train de se faire raser chez le barbier. Lors de cette activité ancestrale du village, le barbier atteste que Juifs et Musulmans venaient se faire raser sans distinction dans ce lieu. Ce témoignage n’est pourtant pas à avaliser entièrement, puisque, ensuite, le barbier répond qu’il a ouvert son commerce en 1957, date à laquelle beaucoup de Juifs étaient déjà partis. Le réalisateur montre cette scène en donnant ces éléments objectifs sans conclure, laissant ainsi le spectateur à sa libre réflexion.
Pour ce qui est des femmes, nous n’oublions pas qu’elles, juives comme musulmanes, ne sortaient que très peu de leur habitation. Les femmes des deux communautés étaient soumises à la même domination patriarcale et ne se retrouvaient ensemble qu’au moment de laver leur linge à la rivière. La grand-mère de K.H. lui rapporte : « On ne se mélangeait pas. Je ne vais pas te mentir. On ne se fréquentait pas. Les Juifs avec les Juifs ; les Musulmans avec les Musulmans. Chacun connaissait sa place. Chacun avec sa foi. On gardait nos distances ».
Les femmes juives qui seront interviewées plus loin à Jérusalem en restent, elles, à des souvenirs idylliques des relations entre Juives et Musulmanes : « Nous avions des amies musulmanes ; on dansait ensemble ; on avait des voisines musulmanes avec qui on échangeait de terrasse à terrasse ». K.H. se montre intrigué, à partir des photographies du livre Juifs parmi les Berbères d’Elias Harrus, par l’apparence vestimentaire et l’attitude commune entre Juifs et Musulmans, bien que les femmes juives, plutôt dans les milieux aisées semble-t-il, portent un vêtement spécifique.
Les enfants
des deux communautés jouaient ensemble. La grand-mère de K.H. se souvient d’un enfant juif prénommé ‘Haïm qui portait des beignets- aux pouvoirs magiques recherchés par les Musulmans- à une femme musulmane afin de la guérir.
Cependant, les enfants de chaque communauté n’allaient pas dans les mêmes écoles
: il y avait des écoles juives et des écoles arabes.
Elias Harrus était le directeur des écoles de l’AIU, et le film reprend des archives documentaires liées à cette période. Pour l’historien Yossef Chetrit, « Ce sont les écoles de l’AIU, implantées à Tinghir à partir de 1950, qui ont fait partir les Juifs ». Quand ces écoles se sont installées, beaucoup de Juifs ne voulaient pas y inscrire leurs enfants, craignant qu’ils ne deviennent des chrétiens. Pour cet historien, c’est la « volonté de moderniser en occultant les cultures non-européennes », c’est « la colonisation culturelle qui a fait un travail de sape bien avant » la création de l’état d’Israël.
Si les commerçants juifs exerçaient dans le centre de la ville (Tinghir étant un des trois centres juifs de la région avec Asfalou et Aït Ourjdal), ils habitaient un quartier spécifique non fermé
avec une entrée signalée par une porte ouverte matérialisant une séparation entre communautés, encore visible aujourd’hui. Dans ce quartier juif, se côtoyaient des habitations semblables, juives et musulmanes d’après des témoignages. K.H. a questionné son grand-père à propos des maisons vides
construites en pisé, selon la tradition locale. Il lui a répondu qu’elles ont appartenu à des Juifs vivant dans la région depuis plus de 2000 ans. Les maisons et les magasins abandonnés sont en ruine, sort normal pour des constructions en terre cuite laissées à l’abandon, partagé avec les bâtiments abandonnés par des Musulmans - ce qui témoigne sans doute de leur immigration mais aussi de l’exode rural vers les grandes villes.
La synagogue, d’après ce que nous voyons dans le film, était intégrée aux habitations modestes, sans distinction extérieure. Le grand-père témoigne des prières faites à haute voix et en inclinant la tête, qu’il entendait et voyait donc, ce qui permet de comprendre que les Juifs pouvaient prier sans se cacher et selon leur rite spécifique.
Le barbier a racheté la synagogue pour 200 dirhams (il serait intéressant de savoir ce que cela représentait) au départ du rabbin Assayou, le dernier parti avec Ilou Elkoubi, le chef de la Communauté, puis l’a revendue. D’après lui, la synagogue était située à 20 mètres de la mosquée. Son entrée modeste, filmée dans une petite rue, ne permet pas de corroborer cette proximité. Elle n’a pas été préservée en tant que site religieux et rien n’indique que c’était une synagogue.
Il sera fait état plus loin de la préservation d’un cimetière
juif.
La jeunesse actuelle de Tinghir :
Les adolescents marocains interviewés disent qu’ils n’apprennent pas à l’école l’histoire des Juifs et de leur longue présence dans la région, mais affirment qu’ils cohabiteraient volontiers avec eux et iraient ensemble dans la même école.
C’est par leurs familles qu’ils ont entendu parler d’une présence juive antérieure. Ils savent que les Juifs – « des artisans, allant de quartiers en quartiers, réparaient de vieilles affaires », « qu’ils sont partis en exil dans les années 50 ». La seule fille dans ce grand groupe de garçons parle sans crainte au milieu d’eux du « pain chtoto » dont elle a entendu parler par les Anciens, un pain juif ressemblant à leur pain maison.
Tous connaissent ce passé juif également parce que des touristes juifs viennent fréquemment photographier leur ancien quartier ainsi que le cimetière, et un adolescent en conclut : « on ne peut pas oublier ses racines ».
Ce cimetière a été préservé et fait l’objet d’attention (et de prise en charge) de la part de la Communauté juive, puisqu’un mur d’enceinte a été bâti et est régulièrement entretenu (à comparer avec l’abandon des maisons vides, le cimetière étant le seul lieu à pouvoir être entretenu), d’après un adolescent qui résume avec un sourire : « Les seules traces juives, ce sont les tombes ». Ce sourire résonne douloureusement dans des oreilles juives, mais sans doute ne faut-il y voir qu’un sourire au milieu d’un groupe d’adolescents émus d’être interviewés.
Lors d’une interview, Aïcha, israélienne retournée à Tinghir, signale tristement que la tombe de sa mère n’a pas été retrouvée. A travers ce témoignage, nous comprenons que le cimetière n’est pas entièrement préservé contre la destruction.
Les adolescents connaissent bien et aiment la chanson d’un Juif marocain originaire de Tinghir et devenu israélien : Schlomo Bar. La sonorité, le rythme, les instruments de musique (oud, tam-tam, violon) sont très proches des musiques arabes qu’ils connaissent. Cette chanson, empreinte d’une grande mélancolie, est reprise dans le film dans un récital de Schlomo Bar
en personne, très ému à son évocation : « chanter l’exil, c’est comme chanter pour sa patrie perdue, pour sa mère ». Cette chanson aux accents particuliers et chargés d’émotion est demandée à chaque fois par les Juifs marocains venus l’écouter. Elle rapproche les exilés juifs de Tinghir en Israël.
Etre berbère, « chleu », était vécu comme une honte par les Juifs et Musulmans berbères qui étaient méprisés par les Arabes. En Israël, ils étaient appelés avec mépris les « chleuhim». Les chants berbères de Schlomo Bar renvoient à ces Juifs marocains berbères autant qu’à K.H. la fierté d’être berbère.
Les raisons de leur départ ?
Le départ des Juifs pour des raisons messianiques semble convenir à la plupart des Juifs et musulmans questionnés: « dans la Torah, il est écrit que le peuple d’Israël doit être en Israël », ainsi qu’à l’historien Yossef Chetrit : « la vie juive en exil est une vie provisoire, et l’espoir des Juifs est d’intégrer la terre d’Israël », « c’est un corps provisoirement établi au Maroc », bien que d’autres historiens non interviewés ici pourraient donner d’autres points de vue.
« La Torah donnait une image sublimée d’Israël » dit une personne juive, « le départ s’est fait dans une grande effervescence, les Juifs vendaient tout ».
Cependant, le tableau quasi-idyllique présenté plus haut est quand même nuancé par la mention de l’incidence de la création de l’Etat d’Israël et de la guerre d’indépendance de 1948 sur le refroidissement des relations entre Juifs et Musulmans.
Le grand-père, à qui il est demandé les raisons du départ des Juifs, répond qu’ « ils ont entendu cet appel et que le moment était venu pour eux de partir et de frapper la Palestine ».
Un autre musulman dira : « Les Juifs ont compris qu’ils n’avaient plus leur place au Maroc. Ils sont partis pour la Torah et les circonstances. »
Hrini, une des femmes juives de Tinghir retrouvées en Israël, témoigne de la détérioration et du durcissement, à partir de 1948, des relations entre Juifs et Musulmans, auparavant très bonnes : « Les familles juives n’étaient pas expulsées ni maltraitées, mais on ne leur adressait plus la parole ».
Quelques soient les raisons invoquées, les réponses de Musulmans et de Juifs témoignent d’un départ vécu dans une grande souffrance de la part des familles juives : « Ils ne voulaient pas partir, loin de là ; ils ont pleuré » « [...] elle voulait mourir ».
Le témoignage d’une famille juive fait état d’une précipitation de leur départ et de moyens restreints, contredisant l’aisance des familles juives précédemment alléguée : « Quand nous sommes partis en Israël, on n’avait que deux valises pour 7 personnes [...] Nous sommes partis en une nuit ».
Quant aux responsabilités de ces départs, l’ancien maître d’école a été questionné dans une approche éloignée de tout sens objectif : « alors, c’est vous le responsable de la disparition des Juifs ?», ce à quoi il lui est répondu « de la disparition, non ; de leur départ ». Ce témoignage atteste d’une volonté de « tout montrer » de la part du réalisateur, en même temps qu’il tendrait à ne montrer que les « seuls aveux » de la responsabilité du maître d’école.
Celui-ci témoigne qu’il lui avait été demandé de faire le tour des villages où il exerçait son métier et d’inscrire les familles juives afin qu’elles obtiennent des passeports « provisoires » instaurés pour la circonstance dans le but de précipiter les départs sans possibilité de retour au Maroc, avec l’aval du Ministre de l’Intérieur.
Beaucoup de Musulmans ont dit qu’ « on » avait forcé les Juifs à partir. Le maître d’école n’a pas le souvenir que les Juifs aient été forcés à partir, mais garde le sentiment qu’ils ont été poussés à le faire, à la suite de tractations politiques et de pressions exercées de la part des Etats-Unis et de l’HIAS (Hebrew Immigrant Aid Society) sur le Gouvernement marocain. Il acquiesce à la question posée : « Cela veut-il dire que le Maroc a vendu ses Juifs ? »
Dans le contexte de la Guerre d’Indépendance de 1948 et dans un environnement appréhendé comme dangereux, les pays arabes prenant partie en faveur de la Palestine, les Juifs ont été poussés à partir du Maroc, par crainte de représailles.
L’historien Yossef Chetrit fait remonter à bien avant cette première guerre israélo-arabe le creusement du fossé entre les deux communautés. Pour lui, c’est le colonialisme qui a bouleversé les relations, y compris à travers les écoles de l’AIU, comme indiqué plus haut. Le colonialisme, la Seconde guerre mondiale, la guerre d’indépendance israélienne et l’alignement des pays arabes sur les Palestiniens « ont complètement bouleversé la vie juive au Maroc. Les Juifs ont compris qu’ils n’y avaient plus leur place ».
À Jérusalem :
Kamal Hashkar utilise l’hébreu appris pour les interviews en Israël ; inversement, certains lui parlent en arabe et, plus rarement, en berbère, dans une émotion mutuelle. A Jérusalem, les trois israéliennes originaires de Tinghir interviewées partagent la nostalgie de leur jeunesse passée au Maroc. Elles ressentent toutes trois un mépris pour les marocains berbères, appelés « chleuhim », de la part des ashkénazes israéliens. Elles appartiennent à des milieux sociaux différents, la première, Zehava Illuz, étant manifestement beaucoup plus aisée.
Les deux autres femmes, de condition modeste, ont conservé « attitudes et foulard marocains ». Elles chantent avec nostalgie leur jeunesse berbère - Hanna Schmouyan, dite Hrini se dit « à 100% berbère »- en s’accompagnant de tam-tams et évoquent la très bonne cohabitation avec les musulmanes. Aïcha reconnait la photo d’une amie de jeunesse ainsi qu’une des siennes dans l’album apporté par K.H.
Hrini se plaint de l’accueil et des conditions difficiles qui ont été faites aux Juifs marocains à leur arrivée en Israël. Elle déclare, à travers une chanson qu’elle a composée sur ce thème: « Je suis allée au bureau du travail. Il m’a demandé d’où je venais. J’ai répondu : je viens du Maroc ; il m’a dit de sortir, [...] de Pologne ; il m’a dit : entre et assieds-toi, s’il te plaît ». En contrepoint actuel à ce chant, le film montre des femmes de Tinghir lavant comme jadis leur linge à la rivière, suggérant que les femmes juives ont perdu ce qui les rattachait à leur vie passée, modeste et dure mais paisible. Toutes deux déplorent le climat de guerre que connaît Israël, l’opposant au climat paisible dont elles font état dans leur Atlas natal.
Le film laisse entendre, à plusieurs reprises, que les Israéliens seraient responsables du sort misérable qui leur est réservé en Israël. « Vous êtes partis pour la terre promise, alors que vous étiez si bien ici » semble-t-on leur dire.
L’accent est mis sur la nostalgie de ces familles d’origine marocaine, plus proches des Arabes marocains qu’elles ont quittés, que des Israéliens. Elles sont présentées comme des étrangères sur le sol israélien, avec des difficultés à s’approprier l’hébreu et continuant à parler arabe entre elles et à transmettre (relativement) cette langue. La langue berbère a aussi été gardée par les Anciens, bien que plus difficilement, faute d’être employée.
A la question : « Vous vous sentez de quelle nationalité ? », Aïcha qui répond « marocaine » semble adhérer à cette nostalgie, alors que sa fille répond : « israélienne », disant qu’elle n’a « aucune nostalgie d’une vie dure, comme laver son linge à la rivière ». A la même question, Itzak, le fils d’Aïcha, répond : « Je vis ici mais je ne connais pas mon identité ».
Hrini et Aïcha témoignent pour ces populations juives berbères de l’ampleur de l’écart entre leur style de vie traditionnel et les nouvelles conditions de vie, vécues comme subies et non réellement choisies, lors de leur transfert assez brusque vers Israël et qui les a marquées définitivement.
Ainsi, Hrini se plaint des conditions d’accueil en Israël, racontant avec horreur qu’à leur arrivée il fallait « préparer le café dans le désert sur un feu de bois et [...] qu’on les faisait dormir sous des tentes.» Ce qui était acceptable pour des européens fuyant le nazisme et/ou ayant fait leur alyah dans une démarche idéaliste, avec l’espoir d’une nouvelle vie, était perçu comme un déclassement par ces familles berbères, sans doute fières de leur mode de vie sédentaire par opposition aux nomades de leur région.
Hrini regrette le commerce marocain qu’elle tenait ; il lui permettait de bien vivre, relativement au contexte du lieu et de l’époque, et se plaint de sa situation sociale et économique difficile, relativement au contexte israélien. Il ne faut cependant pas oublier que les Juifs du Maghreb ayant émigré en Israël appartenaient surtout à des milieux modestes –habitants des grandes villes inclus- alors que ceux des milieux aisés ont plutôt émigré en France ou en Amérique du Nord.
L’addition des décalages socioculturels et le fait d’avoir émigré en Israël sans l’avoir décidé personnellement, poussés par une menace diffuse et non par une menace majeure et explicite, explique sans doute la difficile intégration de beaucoup de Juifs du Maghreb.
L’arrivée des Juifs maghrébins, après celle d’Ashkénazes qui avaient majoritairement préparé la fondation politique de l’Etat d’Israël et initié son développement économique, a été difficilement vécue, de part et d’autre; comme ce sera le cas ensuite pour chaque arrivée en masse de Juifs d’origines et de milieux socioculturels très divers (et comme c’est le cas partout lors de l’arrivée massive de nouvelles populations).
La situation des Israéliens originaires du Maghreb et des pays musulmans en général s’est toutefois améliorée avec le temps –même si l’évolution économique actuelle du pays les affecte souvent négativement, comme l’ensemble des couches sociales modestes, indépendamment des origines individuelles- comme en témoigne notamment leur représentation parmi les responsables politiques ou militaires.
Pour conclure, le projet de ce film étant de « renouer avec les liens qui nous unissent », de montrer « qu’il est possible de recréer des liens » et de ne pas occulter la présence deux fois millénaire des Juifs dans la région de Tinghir, nous ne pouvons qu’y adhérer en citant la très belle phrase du réalisateur: « J’ai conscience maintenant que c’est quand il y a un Autre que l’on sait qui l’on est».
Il faut souligner l’attrait supplémentaire conféré à ce film d’une grande richesse, à laquelle les anthropologues notamment pourront puiser quantités d’éléments, par l’esthétique très réussie des images des habitants et des lieux.
Toutefois, si la démarche tant du film que des deux associations est d’autant plus à saluer que le thème est difficile à traiter, elle gagnerait à se fonder sur un inventaire plus exigeant du passé, ce qui permettrait une prise en compte plus approfondie des interférences complexes quant aux responsabilités du départ des Juifs dans la région.
Des réactions au Maroc :
Ce mardi 5 février, une manifestation regroupant quelques 200 manifestants islamistes, a eu lieu devant le cinéma qui projetait le film de Kamal Hashkar à Tanger. Ils entendaient s’opposer à la « normalisation avec Israël » et à la « normalisation avec le sionisme ». (Israël avait eu en effet des relations, notamment diplomatiques - à un niveau subalterne - avec le Maroc et la Tunisie pendant la période du processus d’Oslo).
Le réalisateur a réagi par ces mots: « Ces gens n’ont même pas vu le film et ils disent qu’il est pro- sioniste. Je les invite tout simplement à le voir avant de juger. » Si la visée du film semble en effet bien être la réconciliation entre Juifs et Musulmans, y compris entre Israël et la Palestine, aucun élément ne suggère un ralliement au projet sioniste; l’idée sous-jacente est bien plus vraisemblablement celle que la cohabitation judéo-musulmane de jadis, présentée comme sereine, atteste de la possibilité d’un état binational comme perspective de sortie du conflit israélo-palestinien et, par là, des autres conflits israélo-arabes.
Quoiqu’il en soit, la démarche de Kamal Hashkar, résolument opposée à l’effacement de l’histoire des Juifs des pays arabes, contraste avec le refus de tout dialogue et la volonté de nier « l’Autre » de la part de ces islamistes qui cherchent à imposer leur vision unique.
C’est pourquoi, malgré nos critiques de certains éléments de son film, nous soutenons cette démarche ouverte au dialogue et nous affirmons notre soutien à Kamal Hashkar dans ces moments difficiles, face aux attaques dont il a fait l’objet.
A noter que dans le Maghreb actuel, le rejet de toute perspective de normalisation avec Israël n’est pas limité aux islamistes, comme en témoigne le cas de l’opposant tunisien Chokri Belaïd - dont nous déplorons l’assassinat le 6 février dernier à Tunis - qui était un militant de tendance marxiste et panarabe. Il avait fait partie d’un collectif de défense de l’ancien président irakien Saddam Hussein et était actif dans le comité de lutte contre la normalisation avec Israël.
Roselyne Richter & Fabienne Dahan
Le lecteur pourra trouver davantage d’informations dans les ouvrages de G. Bensoussan : Juifs en pays arabes - Le grand déracinement 1870-1975, éd. Taillandier 2012 et celui d’A. Lévy : Il était une fois les Juifs marocains, éd. L’Harmattan, 1995 (cf. aussi la Lettre de LdJ n°117, Sept-Oct 2012, p.4-5 : « Une controverse récente à propos de l’histoire des Juifs marocains »).
Les articles de LJ

Notre ami Jan Jakoubovitch est mort le 20 juin. Il faisait partie des premiers adhérents de " Liberté du Judaîsme". Il avait traversé la guerre et échappé à la Shoah. Il nous avait décrit dans la « Lettre de LJ » n° 110 ( mai 2011) son passage à l'hôtel Lutétia bien avant que celui-ci ne soit transformé en centre de d'accueil des déportés retour des camps de la mort.

Charles Leselbaum est né à Oran, ville où la langue espagnole était souvent présente. Ses études secondaires terminées, c’est en Sorbonne, alors Faculté des Lettres, qu’il entreprend sa formation d’hispaniste et à l’issue de ses études supérieures, il obtient un poste de lecteur à l’Université de Madrid : il y enseigne le français pendant quatre ans et confie que ce séjour lui fut précieux pour l’approfondissement de la langue. Il revient à la Sorbonne comme Assistant d’abord, puis Maître de conférences.

Ce dimanche 5 janvier 2020, Martine Jacobster Morcel, nouvellement membre de notre CA, a participé à la manifestation pour rendre justice à Sarah HALIMI,assassinée le 4 avril 2017. Martine a donné son accord pour faire partager avec ceux qui n'ont pu être présents à la manifestation, place de la République, cet envoi effectué "à chaud" et emprunt d'émotion.

En rappelant que Flora Novodorski, une des sœurs du livre, a été longtemps une de nos membres très active à LJ et qu'elle est toujours adhérente Avec l'aimable autorisation de David Harari de l'Association pour la Sauvegarde du Patrimoine Culturel des Juifs d’Egypte, nous vous proposons son compte-rendu de cercle de lecture autour du livre : « Mes enfants il faut que je parte » de Raymonde Novodorsqui-Frazier et Monique Novodorsqui-Deniau, Editions l’Harmattan, 2019 (199 pages).